36.

SUITE DU RÉCIT DE LASHER

La vallée était assiégée. Le défilé principal était fermé par des barricades. Nous passâmes par le tunnel secret, qui semblait avoir rétréci et être devenu encore plus dangereux pendant mes années d’absence. Parfois, il était si escarpé, si sombre et envahi d’herbes folles que je crus que nous allions rebrousser chemin.

Des milliers de croyants s’étaient réfugiés dans la vallée pour fuir les guerres de religion qui faisaient rage dans les villes. Ils n’étaient pas aussi nombreux que les habitants de Rome ou de Paris mais, pour ce pays solitaire et désolé, ils étaient beaucoup. Des abris de fortune avaient été dressés le long des murailles de la ville et contre les arcs-boutants de la cathédrale. Un millier de feux envoyaient leur fumée dans le ciel neigeux. Ici et là, des tentes richement ornées donnaient l’impression qu’une guerre princière était en cours.

Le ciel s’assombrissait et le soleil teintait d’orange les nuages des montagnes. La cathédrale était illuminée. L’air était froid, mais pas glacial, et les magnifiques vitraux jetaient dans l’obscurité une lumière ardente. Les eaux du loch retenaient jalousement les dernières lueurs du jour et des gardes armés patrouillaient le long de ses rives.

— J’aimerais d’abord prier, dis-je à mon frère.

— Non, nous devons nous rendre tout de suite au château. Ashlar, c’est un miracle que nous n’ayons pas encore été incendiés. C’est la veille de Noël. Ils ont juré de nous attaquer cette nuit. Parmi nous, certaines factions sont favorables aux protestants et pensent que Calvin et Knox sont la voix de la conscience. Et puis, il y a les vieux, les superstitieux. Une guerre civile peut éclater à tout moment dans notre peuple.

— Très bien, dis-je.

Mais j’étais impatient de voir la cathédrale, de me rappeler la première fois que j’avais vu la crèche, l’enfant, le bœuf, la vache et l’âne attachés à leur piquet, au milieu d’une délicieuse odeur de foin et de verdure.

La veille de Noël ! L’enfant Jésus n’était donc pas encore dans la mangeoire. J’aurais peut-être le temps de l’y déposer moi-même. Malgré moi, malgré le froid et l’obscurité, je songeai que j’étais chez moi.

Le château était à peu près tel que dans mes souvenirs. Une espèce d’énorme empilement de pierres sans grâce, un édifice aussi laid que ceux construits par les Médicis ou ceux entrevus au cours de mon voyage à travers l’Europe déchirée par la guerre. Sa vue me remplit de terreur. Devant le pont-levis, je me retournai pour embrasser du regard la vallée et la ville, si petite et miséreuse à côté d’Assise. Tout cela me parut soudain grossier et effrayant. C’était un pays de gens hirsutes et bourrus à la peau claire, sans civilisation, que j’étais incapable de comprendre.

Simple lâcheté de ma part ? J’avais envie d’être à l’église Sainte-Marie-de-la-Fleur, à Florence, pour écouter les cantiques de la grand-messe. Ou à Assise, pour accueillir les pèlerins de Noël. C’était la première fois, en plus de vingt ans, que je manquais cet événement.

L’obscurité tombant, la foule des rues et de la cathédrale prenait un air menaçant, de même que les bois avoisinants, qui semblaient plus proches, comme s’ils cherchaient à engloutir les rares édifices que l’homme avait bâtis à leur détriment.

L’espace d’une seconde, je crus voir deux petites créatures naines, bien trop laides et contrefaites pour être des enfants, qui, se sauvant rapidement hors de la cour, franchirent le pont du plus vite qu’elles le pouvaient.

Mais cela s’était passé si vite et il faisait si sombre que je n’étais pas certain de les avoir vraiment vues.

Je jetai un dernier regard sur la vallée et sur la majestueuse cathédrale gothique, plus gracieuse que les églises de Florence. Elle valait la peine d’être sauvée.

Mes yeux s’emplirent de larmes.

J’entrai dans le château où j’allais enfin apprendre la vérité.

Dans la cheminée de la salle principale crépitait un grand feu, autour duquel étaient rassemblés un grand nombre de gens vêtus de lainages foncés.

Mon père se leva dès qu’il me vit.

— Que tout le monde sorte ! ordonna-t-il à l’assemblée.

Je le reconnus instantanément. Il était d’une majesté impressionnante avec sa large carrure. Il ressemblait un peu à son père mais bien plus vigoureux et moins vieux que lui, lorsque je l’avais connu. Ses cheveux étaient d’un brun profond parsemé de mèches grisonnantes et ses yeux caves brillaient d’amour.

— Ashlar ! s’exclama-t-il. Dieu merci, te voilà.

Il jeta ses bras autour de moi et je me rappelai notre première rencontre, si chaleureuse. J’étais au bord des larmes.

— Assieds-toi près du feu et écoute-moi, dit-il.

Elizabeth, l’infâme fille de la Boleyn, était sur le trône d’Angleterre, mais notre plus grand danger ne venait pas d’elle. John Knox, le presbytérien fanatique, était rentré d’exil et dirigeait la rébellion du peuple dans tout le pays.

— Ces gens sont complètement fous, m’expliqua mon père. Ils veulent détruire nos statues et brûler nos livres. Nous ne sommes pas des idolâtres. Mais, grâce à Dieu, notre Ashlar est revenu à temps pour nous sauver.

Je frémis.

— Père, nous ne sommes pas des idolâtres et je ne suis pas une idole. Je suis un prêtre de Dieu. Que puis-je contre la guerre ? Pendant toutes ces années, j’ai entendu des récits d’atrocités. Et je ne sais pas faire grand-chose.

— Pas grand-chose ! Mais tu es notre providence. Les catholiques des Highlands ont besoin d’un chef pour défendre leurs droits. À chaque instant, les protestants et les Anglais peuvent rassembler leur courage et leurs troupes pour forcer l’entrée du défilé. Ils nous ont prévenus que si nous disions la messe de minuit dans la cathédrale ils dévasteraient la ville. Nous avons des moutons et des céréales en suffisance. Si nous tenons bon cette nuit et les douze jours de Noël, ils comprendront que Dieu est avec nous et ils nous laisseront en paix. Cette nuit, tu dirigeras la procession, Ashlar. Tu entonneras les hymnes latines et tu déposeras l’enfant Jésus dans la mangeoire, entre la Vierge Marie et le bon saint Joseph. Sois notre prêtre, Ashlar. Invoque pour nous la miséricorde de Dieu, ce que seuls les prêtres sont habilités à faire.

C’était précisément là le concept que les protestants tenaient pour archaïque. Pour eux, communiquer avec Dieu ne devait pas être l’apanage des prêtres. Même les gens ordinaires pouvaient le taire.

— Père, n’importe quel prêtre peut faire cela, protestai-je. Et même si nous tenons pendant toute la période de Noël, pourquoi renonceraient-ils ?

— Noël est la période qui exacerbe leur haine, Ashlar. C’est l’une des plus fastes cérémonies de l’Église catholique et romaine. Nous mettons nos plus beaux vêtements, faisons brûler de l’encens et allumons des cierges. L’Écosse est un pays de superstitions, mon fils. Durant l’époque païenne, Noël était le temps des sorcières, celui où les morts se remettaient à marcher. Hors de cette vallée, on dit que nous recelons des sorcières et que les gens de Donnelaith ont des dons de sorcellerie dans leur sang. On dit que notre vallée est remplie de Petites Gens qui portent en eux les âmes des morts. Nous sommes traités à la fois de papistes et de sorciers par ceux qui se battent à mort en disant que le Christ n’est pas dans le pain et le vin, que prier la Vierge Marie est un péché.

— Je comprends.

Je tremblais intérieurement. Les Petites Gens portent en eux les âmes des morts ?

— Ils disent que notre saint est une idole et que nous sommes des adorateurs de Satan. Mais notre Christ est le Christ vivant.

— Donc, mon rôle serait de donner du courage à notre peuple, murmurai-je. Cela ne signifie donc pas que je doive répandre le sang ?

— Nous te demandons d’élever la voix pour le fils de Dieu, dit mon père. Rallie les gens et fais taire les mécontents. Il y en a parmi nous, tu sais. Ce sont des puritains qui sont prêts à passer dans l’autre camp. Certains vont jusqu’à dire que nous devrons brûler les sorcières parmi nous si nous l’emportons. Fais taire ces mauvaises langues. Rallie notre peuple autour du nom de saint Ashlar et dis la messe de minuit.

— Je vois, dis-je. Et tu vas leur dire que je suis le saint du vitrail ?

— C’est ce que tu es ! Pour l’amour de Dieu, c’est ce que tu es ! Et tu le sais. Tu es Ashlar, celui qui revient. Celui qui naît en sachant. Pendant vingt-trois ans, tu as vécu dans la sainteté parmi les franciscains et tu es un vrai saint. Que l’humilité ne te fasse pas manquer de courage. Nous avons déjà notre lot de prêtres lâches qui se terrent dans la sacristie, terrifiés à l’idée que les puritains de la ville viennent les arracher à leur autel pour les jeter dans le feu avec la bûche de Noël.

Ces paroles me rappelèrent ce Noël si lointain où mon grand-père avait ordonné qu’on me jette au feu. La bûche de Noël. Allait-on l’apporter ce soir et l’embraser après la messe de minuit, lorsque la lumière du Christ brillerait à nouveau sur le monde ?

Je fus soudain sorti de mes pensées par un parfum suffocant dont j’ignorais l’origine. Il était si fort que j’en étais troublé.

— Tu es saint Ashlar, répéta mon père, comme dépité par mon silence.

— Je ne sais pas, père.

— Mais si, tu sais ! s’écria une voix inconnue.

Je me retournai brusquement, et aperçus une jeune fille de mon âge, un peu plus jeune, peut-être, aux longues tresses rousses soyeuses tombant dans son dos, vêtue d’une robe brodée. L’odeur qui émanait d’elle embrasa mon corps.

J’étais saisi par sa beauté, ses cheveux ondulés et ses yeux si semblables à ceux de notre père, caves et brillants. Les miens étaient noirs, comme ceux de ma mère. Je me rappelai l’expression employée par le Hollandais : « une femme de votre race ». Mais elle n’en était pas. C’était une femme humaine, j’en étais convaincu. Elle ressemblait plus à mon père que moi. Lorsque je verrais une femme de ma race, je la reconnaîtrais tout de suite, comme pour bien d’autres choses.

— Tu sais que tu n’es pas saint Ashlar ! répéta-t-elle avec force. Tu es le Taltos ! La malédiction de cette vallée depuis les jours sombres, celle qui se complaît dans notre sang.

— Silence, petite garce ! intima mon père. Je vous tuerai de mes propres mains, toi et ceux qui pensent comme toi.

— Ah oui ? Comme les bons protestants de Rome ? ironisa-t-elle d’une voix claire et sonore, le menton levé et un doigt pointé sur lui. Comment dit-on en Italie, déjà ? « Si notre propre père est un hérétique, nous porterons nous-mêmes les fagots qui le brûleront. » C’est bien ça ?

— Je crois, ma sœur, dis-je doucement. Mais, je t’en prie, parle-moi avec patience.

— Avec patience ? N’es-tu pas né en sachant ? Serait-ce un autre mensonge ? Et dans les bras d’une reine, n’est-ce pas ? Et, à cause de toi, on lui a coupé la tête !

— Silence, Emaleth ! hurla mon père. Je n’ai pas peur de toi.

— Tu es bien le seul, père. Regarde-moi, mon frère, et écoute-moi bien.

— Je ne sais pas de quoi tu parles et je n’y comprends… rien, bégayai-je. Ma mère était une grande reine, mais je n’ai jamais su son nom.

J’avais bégayé car j’avais deviné depuis longtemps qui elle était et je me trouvais stupide de prétendre le contraire. Et cette femme le savait.

Un instant, je revis le dégoût de ma mère et sentis le goût de son sein. Je portai mes mains à mon visage. Telles étaient donc les vérités qui avaient motivé mon retour. Mais pourquoi n’étais-je pas resté en Italie ? Que m’étais-je imaginé ?

— C’était la Boleyn, dit la femme, ma sœur Emaleth. La reine Anne était ta mère. Elle a été condamnée à mort pour sorcellerie et pour avoir mis au monde un monstre.

Je secouai la tête, ne voyant en ma mère qu’une pauvre femme effrayée criant qu’on m’emmène loin d’elle.

— La Boleyn ? murmurai-je.

Je repensai à tous les récits de martyres et au refus des chartreux et de tous les prêtres de ratifier l’union du roi et d’Anne Boleyn.

Voyant que je ne la contredisais pas, ma sœur s’enhardit.

— Et la reine qui est sur le trône, aujourd’hui, est ta sœur. Elle est si horrifiée d’avoir dans ses veines le sang qui donne naissance à des monstres qu’elle refuse tout contact avec un homme et a fait le vœu de ne jamais se marier.

Mon père tenta de l’interrompre, mais elle le fit reculer en pointant vers lui un doigt menaçant qui le figea sur place.

— Silence, vieil homme ! Tu l’as fait. Tu t’es accouplé avec Anne en sachant pertinemment qu’elle avait le doigt de la sorcière. Tu savais qu’avec son anomalie et ton hérédité le Taltos pourrait arriver.

— Tu ne pourras jamais le prouver, rétorqua mon père. Il ne reste aucun témoin vivant. Et la petite princesse Elizabeth n’était pas au château cette nuit-là. Si elle savait qu’elle avait un frère en vie, qui pourrait revendiquer le trône d’Angleterre, il serait déjà mort. Qu’il soit ou non un monstre.

Je me souvenais. Je comprenais. La reine Anne avait été accusée d’avoir envoûté le roi et d’avoir mis au monde un enfant anormal dans le lit royal. Henri, voulant prouver qu’il n’était pas le père de l’enfant, avait accusé Anne d’adultère et envoyé cinq hommes pour la conduire jusqu’au billot.

— Le coupable est notre père, dit Emaleth. Ce qui fait de moi une sorcière et de toi le Taltos. Et les sorcières de la vallée le savent. Les Petites Gens aussi, ces monstres insignifiants qui ont été proscrits et repoussés dans les collines. Ils rêvent du jour où je prendrai dans mon lit un homme qui aura la semence en lui. Et de mes entrailles pourrait naître le Taltos, comme ce fut le cas pour la pauvre reine Anne.

Elle avança vers moi en me regardant droit dans les yeux. Sa voix cassante résonnait dans mes oreilles. Je voulus me les couvrir mais elle arrêta mes mains.

— Alors, ils l’auront à nouveau, leur démon sans âme, leur sacrifice. Afin de le tourmenter comme jamais un homme ou une femme n’ont été tourmentés. Ah oui ! tu sens l’odeur qui émane de moi. De même que je sens la tienne. Je suis une sorcière et tu es le Malin. Nous nous connaissons. Et j’ai fait vœu de chasteté, comme Élizabeth. Aucun homme ne plantera un monstre dans mon ventre. Mais, dans cette vallée, d’autres sorcières peuvent sentir l’odeur du Puissant, le parfum du mal. Le vent leur a déjà appris ta présence. Bientôt, les Petites Gens sauront.

Je songeai aux petites, créatures que j’avais aperçues aux portes du château. À cet instant, j’eus l’impression qu’un bruit surprit ma sœur. Elle regarda tout autour d’elle et j’entendis un faible rire provenant de l’escalier obscur.

Mon père fit un pas en avant.

— Ashlar, pour l’amour de Dieu et de son fils divin, n’écoute pas ta sœur ! Il est vrai qu’elle est une sorcière. Et elle te hait car tu es le Taltos. Tu es né en sachant, et pas elle. Elle a été un enfant vagissant. Il se peut que, comme ta mère, elle mette au monde un miracle comme toi, mais ce n’est pas certain. Les Petites Gens sont tristes et faciles à apaiser. Ce sont des monstres vieux et communs. Ils ont toujours, vécu dans les montagnes et les vallées d’Irlande et d’Ecosse. Et ils y seront encore lorsqu’il n’y aura plus d’hommes. Ils n’ont aucune importance.

— Mais qu’est-ce que le Taltos, père ? demandai-je. Est-il lui aussi un monstre vieux et commun ? D’où vient-il ?

Il baissa la tête.

— Nous avons protégé cette vallée contre les Romains, lorsque nous étions des guerriers et que nous rassemblions les grandes pierres. Nous l’avons protégée contre les Danois, les Normands et les Anglais.

— Oui ! s’écria ma sœur. Et nous l’avons protégée contre les Taltos lorsqu’ils ont quitté leur île et se sont réfugiés ici pour fuir les armées romaines.

Mon père lui tourna le dos et me prit par les épaules.

— Maintenant, nous protégeons Donnelaith contre notre propre peuple, au nom de notre souveraine catholique et de notre foi. Marie Stuart, reine des Écossais, est notre seul espoir. Oublie ces histoires de magie et de sorcellerie. Tu es ici dans un but précis. Tu dois mettre Marie sur le trône d’Angleterre et détruire John Knox et son engeance. L’Écosse ne sera plus jamais à la botte des puritains ou des Anglais !

— Il ne répond pas à ta question, Ashlar, cria Emaleth.

— Ma sœur, que ferais-tu à ma place ?

— Quitte la vallée comme tu es venu. Sauve ta vie et les nôtres avant que les sorcières et les Petites Gens ne sachent que tu es ici. Fuis pour qu’ils ne montent pas les protestants contre nous. Tu es la preuve vivante de leur revendication. Tu es le fruit de la sorcière. Si tu fais remonter les anciens rites à la surface, les protestants nous trouveront avec déjà du sang sur les mains. Tu peux tromper les humains qui t’entourent mais tu ne peux remporter la bataille pour Dieu. Tu es condamné.

— Et pourquoi ça ? Pourquoi ne pourrais-je la remporter ?

— Mensonges ! dit mon père. Saint Ashlar l’a remportée. Il était un Taltos et il a fait bâtir la cathédrale à la gloire de Dieu. À l’endroit même où sa femme, la reine païenne, a été brûlée pour sa foi, une source sacrée a jailli du sol. Avec cette eau, il a baptisé tous ceux qui vivaient entre le loch et le défilé. Et il a tué les autres Taltos. Il les a tous éliminés pour que l’homme fait à l’image du Christ dirige la Terre. L’église du Christ est construite sur les Taltos. Si tout cela est de la sorcellerie, alors, la cathédrale est de la sorcellerie.

— Il les a tués, oui, dit Emaleth. Au nom d’un dieu à la place d’un autre. Il a dirigé le massacre des siens pour y échapper lui-même. Il a tué son propre clan. Il a même sacrifié sa femme. Voilà ce qu’est votre grand saint. Un monstre qui trompe ceux qui l’entourent afin de régner, de se repaître de gloire et ne pas subir le sort de ceux de sa race.

— Pour l’amour de Dieu, mon enfant, me dit mon père. Ce qui arrive est un miracle et ne se produit qu’une fois en plusieurs siècles.

Ma sœur se tourna vers moi, résistant à mon père qui la repoussait.

Ils me regardaient tous les deux et je les voyais comme des êtres humains. Ils se ressemblaient tellement.

— Attendez, dis-je très doucement. Nous sommes tous nés égaux devant Dieu. Le mot Taltos ne signifie rien. Je suis en chair et en os. J’ai été baptisé et ordonné prêtre. J’ai une âme. Ma monstruosité ne m’interdit pas l’accès du ciel. Ce sont mes actes qui comptent. Nous ne sommes pas prédestinés, contrairement à ce que veulent nous faire croire les luthériens et les calvinistes.

— Personne ne le conteste, dit Emaleth.

— Alors, laisse-moi prendre la tête de notre peuple, Emaleth. Laisse-moi prouver par mes bonnes actions que j’ai en moi la grâce de Dieu. Je ne suis pas mauvais parce que je ne veux pas l’être. Je n’ai jamais fait le mal que malgré moi. Si je suis né tel que tu le dis, et je sais maintenant que c’est vrai, il y a peut-être une raison à cela : pour briser le pouvoir de mon infâme mère et renverser ma sœur pour mettre Marie Stuart sur le trône.

— Né en sachant. Tu es plutôt la dupe de ceux qui te retiennent prisonnier. C’est ce qu’a toujours été le Taltos. « Trouve le Taltos. Fais le Taltos. Engendre-le pour le feu des dieux. Pour que la pluie tombe et fasse pousser nos récoltes », dit-elle par moquerie.

— C’est une vieille histoire qui n’a plus aucune importance, dit mon père. Notre Seigneur Jésus-Christ est notre Dieu et le Taltos n’est pas notre sacrifice mais notre saint. Lorsque les ivrognes du village revêtent les peaux et les cornes d’animaux, c’est pour participer à la procession jusqu’à la crèche, pas pour faire des cabrioles. Nous faisons un avec les anciens esprits et Dieu. Nous sommes en paix avec tous les êtres de la nature car nous avons transformé le Taltos en saint Ashlar. Dans cette vallée, nous avons connu sécurité et prospérité pendant mille ans. Réfléchis, ma fille, mille ans ! Les Petites Gens nous redoutent et ne nous dérangent pas. Nous leur laissons du lait en offrande, le soir, et ils n’osent pas prendre plus que ce que nous leur laissons.

— Notre fin arrive, dit Emaleth. Va-t’en, Ashlar, sinon tu donneras aux protestants exactement ce dont ils ont besoin. Les sorcières de la vallée te reconnaîtront à ton odeur. Pars, il en est encore temps, et retourne vivre en Italie, où personne ne sait qui tu es.

— Mais j’ai une âme, ma sœur, dis-je en haussant la voix autant que je l’osais. Aie confiance en moi. Je peux rallier le peuple. Je peux au moins assurer notre sécurité.

Elle secoua la tête et me tourna le dos.

— Et toi, tu peux le faire ? lui cria mon père d’un air accusateur. Avec tes formules magiques, tes livres et tes incantations odieuses ? Est-ce que tu peux seulement faire quoi que ce soit ? Notre monde est au bord du précipice. Qu’est-ce que tu peux faire, toi ? Ashlar, écoute-moi. Nous sommes une petite vallée et une infime partie du nord du pays. Mais nous avons déjà beaucoup enduré et nous survivrons. Le monde n’est fait que de ça, finalement. De petites vallées et de groupes de gens qui prient, travaillent et s’aiment, comme nous le faisons. Sauve-nous, mon fils. Je t’en implore. Invoque le Dieu auquel tu crois pour qu’il t’aide. Ce que tu es, ce qu’ont fait ton père et ta mère, n’a plus aucune importance.

— Aucun protestant ni aucun catholique ne peut rien prouver contre moi, dis-je. Toi, ma sœur, leur diras-tu ce que tu sais ?

— Ils le sauront.

Je sortis de la salle. J’étais un prêtre, non plus un humble franciscain, mais un missionnaire. Et je savais ce que j’avais à faire.

Je traversai la cour du château, puis le pont, et m’engageai sur le chemin enneigé menant à l’église. De tous côtés arrivaient des gens portant des torches. Ils me regardèrent d’abord d’un air mauvais, puis ravi, et murmurèrent entre eux le nom d’Ashlar. Chaque fois, j’acquiesçais de la tête et ouvrais mes mains en signe de paix.

J’aperçus une autre de ces minuscules créatures déjetées enveloppées de noir, qui courut vers moi puis repartit précipitamment. Les autres la virent, se rassemblèrent en chuchotant puis me suivirent sur la route.

Dans les champs, des hommes dansaient. À la lueur des torches, je voyais leurs silhouettes vêtues de peaux de bêtes et leurs têtes ornées de cornes d’animaux. Ils avaient commencé leurs festivités païennes de Noël. Je devais emmener la procession jusqu’à la crèche. Telle était ma mission.

Lorsque j’atteignis les portes de la ville, une multitude de gens me suivaient. À l’entrée de la cathédrale, je leur fis signe d’attendre et me rendis dans la sacristie. Deux prêtres âgés me regardèrent avec effroi.

— Préparez la chasuble, l’aube et l’étole. Je vais rassembler les gens de la vallée. Pour l’instant, un surplis sur ma soutane fera l’affaire. Faites ce que je vous dis.

Ils se hâtèrent de m’aider à m’habiller. Plusieurs jeunes prêtres apparurent et revêtirent leurs habits sacerdotaux.

— Allez ! dis-je aux prêtres effrayés. Regardez, ces jeunes gens sont bien plus courageux que vous. Quelle heure est-il ? Je dois diriger la procession. Je dois dire la messe avant que les douze coups de minuit sonnent. Protestants, catholiques, païens, je ne peux pas les réunir ni les sauver tous. Mais je peux faire descendre le Christ sur l’autel par l’Eucharistie. Et le Christ renaîtra cette nuit dans notre vallée.

Je sortis de la sacristie et, faisant face à la foule, j’élevai la voix :

— Préparez-vous pour la procession. Qui sera Joseph et qui sera Marie ? Trouvez un nouveau-né que je placerai dans la mangeoire avant de dire la messe. Ce soir, que la Sainte Famille soit de chair et de sang. Qu’elle soit de la vallée. Et tous ceux d’entre vous qui revêtiront des peaux de bêtes s’agenouilleront dans la crèche pour représenter le bœuf, l’âne et les agneaux. Avancez, mes fidèles, c’est presque l’heure.

Tous les visages étaient extasiés, transfigurés par la grâce de Dieu. J’aperçus une petite femme difforme qui me regardait de dessous sa grossière pèlerine, l’œil vif, le sourire édenté. La foule se referma sur elle et elle disparut de ma vue. Si les Petites Gens existent, elles appartiennent au diable. La Lumière du Christ les chassera.

Je fermai les yeux, joignis les mains au-dessus de ma tête et entonnai le magnifique cantique de l’Avent :

 

Viens, viens Emmanuel

Et libère la captive, Israël

Qui pleure en exil sous ces cieux

Jusqu’à ce que vienne le fils de Dieu.

 

Des voix se joignirent à la mienne, puis le son mélancolique de flûtes, et même de tambourins.

 

Réjouis-toi

Réjouis-toi

Emmanuel

Viendra à toi

Ô Israël !

 

Une cloche se mit à sonner, trop rapide pour être le glas du diable et plus semblable à un clairon appelant les fidèles de la montagne, de la vallée et des rives du loch.

Quelques cris s’élevèrent : « Les protestants vont entendre la cloche. Ils vont nous détruire ! » Mais ils furent couverts par ceux de : « Ashlar, saint Ashlar, père Ashlar. Notre saint est revenu ! »

Les esprits étaient survoltés. Des milliers de voix se mirent à chanter le cantique de l’Avent et je me retirai dans la sacristie pour enfiler en hâte ma chasuble de Noël vert et or. Les autres prêtres m’imitèrent puis s’empressèrent d’aller distribuer des cierges bénits pour la procession. On m’annonça que les fidèles arrivaient en foule.

— Notre père, priai-je, si je meurs cette nuit, je remets mon esprit entre tes mains.

Il était presque minuit. Je priai saint François pour qu’il me donne le courage nécessaire. Lorsque je levai les yeux, j’aperçus ma sœur à la porte de la sacristie.

Vêtue de vert foncé, elle me fit signe de sa fine main blanche de passer dans la pièce d’à côté.

C’était une pièce lambrissée, au lourd mobilier de chêne, dont les murs étaient tapissés de livres. C’était probablement un lieu d’entretiens privés ou un bureau. J’aperçus des livres en latin que je connaissais et une statue de saint François, notre fondateur, dont la vue me remplit de joie.

Mon âme était en paix. Je n’avais pas envie de parler à ma sœur, mais de prier. Son odeur m’incommodait.

Elle m’entraîna à l’intérieur. Plusieurs cierges brûlaient. À travers les fenêtres aux carreaux en losange, je voyais la neige tomber. À mon plus grand étonnement, le Hollandais était assis à un bout de la table et me fit signe de m’asseoir. Il avait ôté son chapeau inélégant et semblait impatient que je prenne place.

La puissante odeur émanant de ma sœur me donna à nouveau envie de quelque chose, mais j’ignorais de quoi. Était-ce une envie érotique ? Je ne voulais pas le savoir.

Habillé pour célébrer Noël, je m’assis avec précaution et croisai mes mains sur la table.

— Que voulez-vous ? demandai-je en regardant tour à tour ma sœur et le Hollandais. Voulez-vous vous confesser afin de recevoir ce soir le corps et le sang du Christ ?

— Sauve-toi, dit ma sœur. Va-t’en maintenant.

— Abandonner ces braves gens et la cause ? Tu es folle !

— Écoutez-moi, Ashlar, dit l’homme d’Amsterdam. Je vous offre une nouvelle fois ma protection. Je peux vous emmener loin de la vallée dès ce soir, en secret. Laissez ces prêtres lâches rassembler eux-mêmes leur courage.

— M’emmener dans un pays protestant ? Dans quel but ?

Ce fut ma sœur qui répondit :

— Ashlar, dans les sombres jours de légende, avant que les Romains et les Pictes ne viennent ici, ceux de ta race vivaient sur une île, nus et sauvages, tels des singes. Ils naissaient en sachant, certes, mais n’apprenant jamais davantage que ce qu’ils savaient à leur naissance. Au début, les Romains tentèrent de se reproduire avec eux. Car s’ils pouvaient engendrer des enfants qui devenaient des hommes en quelques heures, ils seraient devenus immensément puissants. Mais ils ne pouvaient engendrer le Taltos qu’une fois sur plusieurs milliers. Et ils s’aperçurent que leurs femmes mouraient à cause de la semence des Taltos mâles et que les Taltos femelles entraînaient les hommes dans des mœurs licencieuses et stériles. Ils décidèrent donc d’éliminer les Taltos de la surface de la terre.

« Mais ta race survécut dans les îles et les Highlands car elle se multipliait comme des rats. Finalement, lorsque la foi chrétienne arriva dans ce pays, lorsque les moines irlandais vinrent répandre la bonne parole au nom de saint Patrick, Ashlar, le chef des Taltos, s’inclina devant l’image du Christ crucifié et déclara que les siens devaient être éradiqués car ils ne possédaient pas d’âme. Il avait une bonne raison à cela, Ashlar. Il avait compris que si les Taltos accédaient à la civilisation, puérils et idiots qu’ils étaient, avec leur capacité à se reproduire, on ne pourrait jamais les arrêter.

« Ashlar n’appartenait plus à sa race. Il appartenait au peuple chrétien. Il alla à Rome pour parler avec le pape Grégoire le Grand. Il condamna les siens et se retourna contre eux. Le peuple organisa leur sacrifice, le plus grand sacrifice païen de tous les temps.

« Mais, au fil des ans, s’est transmise la semence capable de générer ces géants qui naissent en sachant, ces étranges créatures que Dieu a pourvues du don de mimétisme, qui sont capables de chanter mais incapables d’avoir un comportement sérieux.

— Mais c’est faux ! intervins-je. J’en suis la preuve vivante.

— Non, dit ma sœur, tu es un bon disciple de saint François, un mendiant et un saint, parce que tu es un simple d’esprit. Exactement ce qu’était saint François : un fou de Dieu qui marchait pieds nus en prêchant la bonté mais qui n’avait pas la moindre notion de théologie et obligeait ses disciples à renoncer aux biens matériels. C’est pourquoi tu as été envoyé en Italie, parmi les franciscains. Tu es aussi écervelé que les Taltos qui passaient leurs journées à jouer, chanter et danser et à se reproduire.

— Je suis célibataire, dis-je, horrifié par ce que j’entendais. Je suis consacré à Dieu. J’ignore ce genre de chose. Je ne suis pas une de ces créatures. Comment oses-tu ? François, aide-moi.

— Je connais toute l’histoire, déclara le Hollandais. J’appartiens à un ordre du nom de Talamasca. Nous connaissons les Taltos depuis toujours. Notre fondateur les a vus de ses propres yeux. Son plus grand rêve était de réunir le Taltos mâle avec le Taltos femelle ou avec la sorcière assez forte pour prendre la semence du mâle. Depuis des siècles, nous observons, nous attendons et nous poursuivons le but de sauver deux Taltos, un mâle et une femelle d’une même génération. Ashlar, nous savons où trouver la femelle, vous comprenez ?

Ma sœur eut un mouvement de surprise. Manifestement, elle ignorait ce point et commença à regarder le Hollandais avec suspicion.

— Avez-vous une âme, père ? me murmura-t-il d’une voix aimable. Et une intelligence pour comprendre ce que cela signifie ? Une Taltos femelle ! Une génération d’enfants qui naissent en sachant, capable de marcher et de parler dès le premier jour de leur vie ! Et capables d’avoir immédiatement d’autres enfants !

— Vous êtes complètement fous, dis-je. Vous êtes comme le démon venu tenter le Christ dans le désert. En d’autres termes, vous me proposez de devenir le maître du monde ?

— Parfaitement ! Et je suis prêt à vous aider à rendre le pouvoir à votre race.

— Mais, si vous pensez réellement que je suis ce monstre stupide, pourquoi me proposer si généreusement votre aide ?

— Va avec lui, mon frère, dit Emaleth. J’ignore si cette femelle existe. Je n’ai jamais vu de Taltos femelle, mais elles naissent, c’est certain. Si tu restes ici, tu vas mourir cette nuit. Tu as entendu parler des Petites Gens ? Tu sais qui elles sont ?

Je ne répondis pas. J’avais envie de lui dire que je m’en fichais.

— Ils sont les rejetons des sorcières qui ne réussissent pas à mettre au monde des Taltos. Et ils portent les âmes des damnés.

— Les damnés sont en enfer, fut ma réponse.

— Tu sais bien que non. Les damnés reviennent sous bien des formes. Les morts sont agités, avides, remplis de vengeance. Les Petites Gens séduisent les chrétiennes susceptibles d’être des sorcières, puis dansent et forniquent dans l’attente du Taltos.

« C’est de la sorcellerie, mon frère. Il en a toujours été ainsi. Les Petites Gens attirent les femmes ivres et leur font risquer la mort dans l’espoir qu’elles engendrent un Taltos. Ils veulent créer une race de géants qui, par leur nombre, anéantiraient les mortels.

— Dieu ne les laissera jamais faire, dis-je sereinement.

— Ni les gens de la vallée ! reprit le Hollandais. Vous ne comprenez donc pas ? Pendant des siècles, ils ont attendu, observé et utilisé le Taltos. Ils sont impatients de réunir un mâle et une femelle afin de procéder à leurs rites cruels.

— J’ignore de quoi vous parlez. Je ne suis pas cette créature.

— Chez moi, à Amsterdam, j’ai un millier de livres qui vous expliqueront que vous et ceux de votre race êtes des créatures miraculeuses. En attendant d’atteindre notre but, nous avons collationné tous les écrits. Si vous n’êtes pas un simple d’esprit, venez avec moi.

— Et qui êtes-vous ? demandai-je. L’alchimiste qui prétend fabriquer un grand homoncule ?

Ma sœur posa sa tête sur la table et se mit à pleurer.

— J’ai entendu les légendes dans mon enfance, dit-elle amèrement en essuyant ses larmes. J’ai prié pour que le Taltos ne vienne jamais. Aucun homme ne me touchera jamais car je ne veux pas risquer d’être la mère d’une telle créature. Et si cela se produisait quand même, je l’étranglerais avant qu’elle ne boive le lait de sorcière à mon sein. Mais toi, mon frère, tu es venu au monde, tu as bu le lait et tu as grandi. Tu as été envoyé au loin pour ta survie. Et maintenant, tu es revenu pour que s’accomplissent les pires prophéties. Tu ne comprends toujours pas ? Les sorcières sont en train de se passer le mot. Les Petites Gens savent. Les protestants assiègent la vallée. Ils attendent l’occasion de fondre sur nous. Ils attendent l’étincelle qui mettra le feu aux poudres.

— Ce sont des mensonges. Des mensonges pour empêcher que la Lumière du Christ ne revienne éclairer le monde cette nuit. Vous entendez les cloches ? Je vais dire la messe, maintenant. Ma sœur, ne viens pas devant l’autel avec tes superstitions païennes. Je ne déposerai pas le corps du Christ sur ta langue.

Je me levai et le Hollandais s’empara de moi. De toutes mes forces, je me dégageai.

— Je suis un prêtre de Dieu, dis-je. Un disciple de saint François. Je suis venu célébrer la messe de Noël dans cette vallée. Je suis Ashlar, et je me tiens à la droite de Dieu.

Sans m’arrêter, j’allai aux portes de la cathédrale. Je les ouvris et une grande rumeur s’éleva de la foule. Dans ma tête résonnaient les paroles incohérentes et les menaces que j’avais entendues. Tout cela n’était que de la démonologie.

Je sortis parmi les gens et les bénis. In nomine patris, et filii, et spiritus sancti, amen. Une ravissante jeune fille s’avança. Les cheveux couverts d’un voile bleu, elle était la Vierge Marie de notre crèche. À ses côtés se tenait un jeune garçon aux pommettes roses, qui s’était noirci le menton et les joues au charbon pour avoir l’air barbu. C’était notre saint Joseph. On plaça dans mes bras un adorable poupon de quelques jours, minuscule et rose.

Des hommes couverts de peaux de bêtes portaient des cierges à la main. Toute la ville brillait de mille bougies, et le lieu saint, derrière moi, allait recevoir cette lumière.

Une fraction de seconde, j’aperçus à nouveau une minuscule créature bossue et lourdement vêtue. Mais ce n’était pas un monstre. C’était un de ces nains, si nombreux dans les rues de Florence. Je ne fus pas surpris que les fidèles l’évitent et aient l’air soulagés lorsqu’il s’en alla, de tels êtres effrayant souvent les ignorants. Nul ne saurait les en blâmer.

La cloche commença à sonner les douze coups de minuit. C’était Noël. Le Christ était revenu. Les joueurs de cornemuse, en kilt, entrèrent dans la cathédrale. Les enfants ressemblaient à des anges, avec leurs tenues blanches. Toutes sortes de paroissiens, riches et pauvres, en haillons ou magnifiquement vêtus, franchirent les portes.

Nos voix s’élevèrent : « Christ est né. Christ est né. » Le rythme des tambourins et des cornemuses me submergea et ma vue se brouilla. Mais je continuai de marcher, les yeux fixés sur l’autel et la crèche installée sur sa droite, devant le chancel de marbre. Dans mes bras, le bébé criait comme pour annoncer lui aussi la bonne nouvelle.

Je n’avais jamais été comme lui. J’étais un être qui avait été vénéré à une époque lointaine. Peu importait. Dieu avait posé son regard sur moi. Il connaissait mon amour pour lui et son peuple, pour l’enfant Jésus né à Bethléem et tous ceux qui prononçaient son nom.

J’atteignis enfin le vaste sanctuaire, fis une génuflexion et déposai le bébé sur son lit de paille. Il redoubla de cris, se sentant abandonné. Le pauvre ! Mes yeux se remplirent de larmes en voyant sa perfection, sa symétrie et le brillant naturel de ses yeux et de sa voix.

Je reculai. La Vierge Marie s’était agenouillée près de l’enfant et, à la droite du petit berceau, le jeune saint Joseph était prosterné. Des bergers arrivèrent, chacun portant un agneau sur ses épaules, et l’on amena un âne et un bœuf. Les chants redoublèrent, soutenus par les cornemuses et les tambourins. Je me balançais en rythme, les yeux embrumés. Irrésistiblement happé par la musique, je me rendis compte que je n’avais adressé aucun regard à mon saint, dans son vitrail. Peu importait. Il n’était que verre et passé.

Les enfants de chœur étaient prêts. J’allai jusqu’au pied des marches et commençai la messe.

Au moment de la consécration, tandis que les clochettes tintaient pour marquer cet instant sacré, je levai l’hostie. Ceci est mon corps. Je pris le calice. Ceci est mon sang. Je mangeai le corps et bus le sang.

Enfin, je me tournai pour donner la sainte communion aux fidèles. Ils affluèrent tous vers moi, jeunes et vieux, faibles et vigoureux, pour recevoir l’hostie consacrée.

Au-dessus de nos têtes, entre les arcs élancés de l’énorme bâtisse, les zones d’ombre étaient peu à peu gagnées par la chaude lumière qui s’insinuait dans le moindre recoin.

Le laird lui-même, mon père, vint recevoir la communion, accompagné de ma sœur Emaleth. À la dernière seconde, celle-ci baissa la tête afin que nul ne remarque que je ne lui donnais pas d’hostie. Tous défilèrent : des oncles que j’avais entraperçus il y avait si longtemps, des parentes, des chefs et leurs clans, des fermiers, des bergers, des marchands de la ville. Leur nombre paraissait infini.

La communion sembla durer au moins une heure, pendant laquelle nous distribuâmes l’hostie, coupe après coupe, jusqu’à ce que chaque homme et chaque femme de la vallée ait reçu le Christ vivant dans son cœur.

Je n’avais ressenti un tel bonheur dans aucune église d’Italie, dans aucun champ où j’avais contemplé le ciel créé par Dieu et ses étoiles scintillantes. Lorsque je me retournai pour prononcer les paroles finales, « Allez dans la paix du Christ », je lus le courage, le bonheur et la paix sur tous les visages.

La cloche se mit à sonner plus fort, renforçant le sentiment général d’allégresse. Les cornemuses entonnèrent une mélodie joyeuse, accompagnées par les tambours.

— Au château ! cria la foule. C’est l’heure du festin du laird.

Des hommes vigoureux du village me hissèrent sur leurs épaules.

— Nous résisterons aux forces du mal, criaient les gens. Nous lutterons jusqu’à la mort, s’il le faut.

Il était heureux que l’on me porte, car la musique était si enlevée et forte que je n’aurais pu marcher. Elle m’absorbait complètement. Tandis qu’on me faisait traverser la nef, je pensai, cette fois, à lancer un regard vers la noire silhouette de mon saint, enchâssée dans le vitrail.

Demain, au lever du soleil, je viendrai te voir, songeai-je. François, sois avec moi. Dis-moi si j’ai bien fait. Puis la musique me submergea de nouveau. J’étais incapable d’autre chose que de me tenir droit sur les épaules de ceux qui me faisaient sortir de l’église et entrer dans l’obscurité du dehors. La neige luisait sur le sol et les torches du château éclairaient la nuit au loin.

La grande salle du château était somptueusement décorée de verdure, comme la première fois que j’y avais pénétré, et des dizaines de cierges étaient allumés. Les villageois me déposèrent devant la table de banquet et l’on traîna l’immense bûche de Noël jusque dans la bouche béante de la cheminée. On y mit le feu.

— Brûle, brûle pendant les douze nuits de Noël, chantaient les villageois.

Les cornemuses retentissaient, les tambours battaient. Entrèrent alors les serviteurs apportant plats de viande et pichets de vin.

— Nous aurons finalement notre fête de Noël, cria mon père. Nous ne vivrons plus dans la peur.

De jeunes garçons apportèrent la hure de sanglier sur son énorme plateau, et les bêtes rôties sur leurs broches noircies. Tout autour de moi, les femmes avaient revêtu leurs plus beaux atours et les enfants dansaient en cercle. Finalement, tous se levèrent et commencèrent la danse du clan.

— Ashlar, me dit mon père, tu as ramené le Seigneur parmi nous. Que Dieu te bénisse.

Je m’assis, étonné, et regardai le spectacle, mon cerveau battant au rythme des tambours. Les joueurs de cornemuse dansaient aussi, ce qui tenait de l’exploit, les cercles se brisaient et se reformaient. L’odeur de la nourriture était riche et suffocante. Le feu flamboyait dans l’âtre.

Je posai ma tête contre le dossier de mon siège et fermai les yeux, me laissant bercer par les rires, les chants et la musique. Quelqu’un me donna à boire, et je bus. Quelqu’un me donna à manger, et je mangeai. En ce jour de Noël, j’avais le droit de manger de la viande.

Soudain, je perçus un changement d’atmosphère dans la pièce. Je pensai à une accalmie passagère, mais je me rendis compte que les tambours battaient bien plus lentement tandis que des cornemuses s’élevait une sorte de plainte.

J’ouvris les yeux. L’assemblée était silencieuse. Le vertige m’empêchait de bouger. Les joueurs de tambour et de cornemuse avaient pris une étrange expression figée.

Ce n’était plus la musique de Noël. C’était bien plus austère et, à la fois, magnifique. Je voulus me lever, mais la musique m’en empêcha. Elle ne comportait plus de mélodie, mais une sorte de cadence lancinante et répétitive.

L’odeur frappa mes narines. Ah ! ce n’est que ma sœur, me dis-je, réprimant le désir qu’elle suscitait en moi.

Une sorte de halètement émana de la foule amassée dans la grande pièce, jusque sur les marches de l’escalier. Certains se retournèrent en masquant leurs yeux, d’autres reculèrent contre les murs.

— Qu’est-ce qui se passe ? criai-je.

Mon père était figé, incapable de prononcer un mot. Ma sœur, les membres de notre clan et les autres chefs étaient tout aussi pétrifiés. Les tambours battaient. Les cornemuses gémissaient et grinçaient.

L’odeur se fit plus forte et je luttai pour rester debout. Un groupe de gens vêtus de noir et blanc entra dans la salle.

Je connaissais ces tenues austères, ces cols blancs raides. Les arrivants étaient des puritains. Étaient-ils venus pour ouvrir les hostilités ?

Avançant tous ensemble, ils avaient l’air de cacher quelque chose au milieu d’eux.

J’avais envie de crier : Regardez ! Des protestants ! Mais aucun son ne sortit de ma bouche. L’odeur se rapprochait.

Enfin, le groupe s’ouvrit et, au milieu du cercle, j’aperçus une naine courbée, la bouche écartelée par un sourire, le dos déformé par une bosse, le regard incandescent.

— Taltos ! Taltos ! cria-t-elle en avançant vers moi.

L’odeur venait d’elle ! Ma sœur se précipita vers moi mais mon père l’attrapa, la força à se mettre à genoux et la maintint dans cette position, tandis qu’elle se débattait.

— Nous allons faire des géants ensemble, mon grand frère, mon époux ! dit la petite femme hideuse.

En ouvrant ses bras, elle écarta les pans de sa robe en guenilles. Ses seins énormes pendaient sur son petit ventre.

L’odeur pénétra dans mes narines et ma tête. La femme monta sur la table devant moi et parut grandir et s’embellir sous mes yeux. Ses bras minces et graciles et ses longs doigts blancs se tendirent pour caresser mon visage. Une femme de ma race !

— Non, Ashlar ! hurla ma sœur.

Le poing de mon père s’abattit sur sa tête et le corps d’Emaleth roula sur le sol.

La femme devant moi rayonnait de joie. Je vis ses cheveux roux doré s’allonger à vue d’œil, descendre dans son dos nu et entre ses seins. Soulevant ce voile, elle me révéla son corps et prit ses seins dans ses mains. Puis elle les lâcha et ouvrit pour moi les lèvres secrètes de la bouche humide entre ses jambes.

Sa beauté, la musique et la passion que je ressentais soudain m’envoûtaient. On me fit monter sur la table, au-dessus de la femme allongée.

— Taltos ! Taltos ! Faites le Taltos !

Les tambours se mirent à battre de plus en plus fort. Les cornemuses bourdonnaient. Sous moi, au milieu de la toison dorée, la bouche béante me souriait, humide, souple et luisante. Je la voulais, je la sentais, il me la fallait.

Je sortis mon sexe, l’introduisis dans la fente et me mis à pilonner la femme, incapable de m’arrêter.

Je ressentis la même extase qu’au sein de ma mère ou avec mes putains de Florence. Leurs rires, leur poitrine généreuse, leur nid offert sous leurs jupes, leurs cuisses fermes resserrées autour de moi, m’arrachant des cris d’orgasme. Mais ce n’était pas terminé. Je continuai ma besogne, me reprochant de m’être privé si longtemps d’un tel plaisir.

La table grinçait et branlait. Les coupes étaient tombées par terre. Mon corps était couvert de sueur, une chaleur infernale nous consumait.

Sous moi, sur les dures lattes de bois, au milieu du vin répandu et des restes de viande, la femme superbe avait disparu, remplacée par la harpie naine au sourire hideux.

— Peu m’importe ! Peu m’importe ! Je la veux ! criai-je, dévoré par le désir.

La salle entière se mit à rire, rivalisant de vacarme avec les cornemuses et les tambours. Je me mis à hurler comme une bête féroce.

Des entrailles de la vieille femme sortit le nouveau Taltos : d’abord ses longs bras luisants et ses doigts fins qui s’allongeaient, puis sa tête étroite et glissante. La mère criait de douleur. Il s’extrayait lui-même du ventre qui l’avait conçu, naissait, et me regardait avec des yeux dénués d’étonnement, comme s’il savait déjà !

Il glissa hors de la femme, grandissant à vue d’œil, les yeux brillants, la bouche ouverte, sa peau tendue aussi parfaite que celle d’un bébé humain. Il retomba sur sa mère, comme moi autrefois, et se mit à la téter, un sein après l’autre.

Lorsqu’il se releva, l’assemblée se mit à crier de joie et à applaudir.

— Le Taltos ! Un autre ! Une femme ! Faites des Taltos jusqu’au lever du jour.

— Arrêtez ! criai-je.

Mais le monstre nouveau-né, l’enfant qui n’en était pas un, chevauchait déjà la vieille harpie et la violait aussi sûrement que je l’avais fait. On en amena une autre, que l’on me força à pénétrer et, une fois encore, l’odeur me submergea, m’empêchant de penser à autre chose qu’à mon désir dévorant.

Dans la salle, les gens tapaient du pied et chantaient. Leurs voix ne faisaient qu’une, monotone et incessante. Lorsqu’on me tira en arrière, mes yeux roulaient dans leurs orbites, incapables de voir. On me jeta du vin sur le visage et j’assistai à la naissance du nouveau Taltos.

— Taltos ! Taltos ! hurlaient les gens. C’est une femme ! Nous les avons tous les deux !

L’assemblée redoubla de cris de joie et tout le monde se mit à danser, bras dessus, bras dessous, et à sauter sur les bancs.

Le visage du laird était rempli de haine et d’horreur. Il criait vers moi en secouant la tête mais je n’entendais pas.

— Faites-en jusqu’au petit matin ! Et brûlez-les.

Tandis que je tentais de me rétablir sur les genoux, ils saisirent le premier-né et le jetèrent dans la cheminée.

— Arrêtez ! Pour l’amour de Dieu, arrêtez ! hurlai-je.

Mais personne ne m’entendait, pas même moi, tant le vacarme était à son comble. Je ne l’entendais même pas crier de douleur, je ne voyais que la terreur sur son visage d’enfant. Je me mis à genoux et baissai la tête.

— Mon Dieu, aide-nous ! C’est de la sorcellerie. Ils nous ont fait nous multiplier aux seules fins de nous sacrifier. Mon Dieu, arrête-les, je t’en prie.

La foule grondait, ondulait, exultait.

Soudain, des cris stridents fendirent l’air, dominant le tumulte.

Des soldats avaient forcé les portes ! Ils se ruèrent par centaines dans la pièce, armés de boucliers et d’épées, et se mirent à trancher les têtes et plonger leurs lames dans les corps. Les hommes tentaient en vain de protéger les femmes. Même les enfants n’étaient pas épargnés.

Les assaillants s’emparèrent de moi et m’entraînèrent hors de la salle avec les Taltos et les créatures qui les avaient engendrés. Les hurlements et les cris de guerre résonnaient jusque dans les montagnes.

— Seigneur ! Aide-nous, implorai-je. Ceci n’a rien à voir avec ta justice. Punis seulement les coupables, pas les innocents.

On me jeta sur le sol de la cathédrale pour me traîner jusqu’au bout de l’allée centrale. Les vitraux volaient en éclats, des flammes s’élevaient de tous côtés. La fumée noire m’étouffait. La crèche flambait et les animaux attachés suffoquaient dans le feu qui les retenait prisonniers.

Je fus projeté contre la tombe de saint Ashlar.

— Par la fenêtre ! Par la fenêtre ! entendis-je.

Tous les bancs et les ornements de la cathédrale brûlaient. La fumée était épaisse, les suppliciés hurlaient. Soudain, on me saisit par les bras et les jambes, on me fit balancer d’avant en arrière et mon corps vola dans les airs en direction du grand vitrail.

Ma poitrine et mon visage heurtèrent le verre, qui explosa, et je sus que j’allais mourir. J’allais enfin retrouver la paix et rejoindre Dieu, auprès de qui je comprendrais enfin ce qui s’était passé.

Je vis la vallée, la ville incendiée, les taudis embrasés, des corps inanimés. J’étais toujours vivant.

Une meute de gens se précipita sur moi en criant :

— Emmenons-le au cercle. Emmenons-les tous, les sorcières et les Taltos. Brûlons-les dans le cercle.

J’essayais de respirer, fou de terreur, tel un animal acculé. Non, pas les flammes !

On me releva, et j’aperçus autour de nous l’ancien cercle de pierres dressées vers le ciel, se découpant sur le brasier de la ville derrière nous, les flammes dévorant la cathédrale, ses vitraux à jamais brisés.

Une pierre me frappa, puis une autre. Une troisième mit mon œil en sang. J’entendis le crépitement des flammes, je sentis la chaleur, tandis qu’on me lapidait. J’étais déjà presque mort lorsque le feu commença à me lécher…

— Mon Dieu, je me remets entre tes mains. Ton serviteur Ashlar ne peut plus rien. Enfant Jésus, prends-moi. Saint François, aide-moi. Sainte Marie, mère de Dieu, maintenant et à l’heure de notre mort…

Et puis…

Et puis…

Rien.

Ni Dieu.

Ni Jésus dans mes bras.

Ni mère de Dieu.

Ni Lumière.

Ni jugement.

Ni ciel.

Ni enfer.

Les ténèbres.

 

C’est alors que Suzanne m’appela dans la nuit. Ashlar, saint Ashlar.

Un petit être de chair et de sang, à peine visible dans le cercle. Sa voix.

— Viens, mon Lasher, entends ma voix.

— Qui suis-je, mon enfant ?

Était-ce enfin moi qui parlais ? Était-ce ma voix ?

Ni passé, ni avenir, ni souvenirs…

Juste une faible vision dans la brume, une silhouette tendant les bras vers le ciel, au milieu du cercle.

Et sa réponse enfantine, son rire, son amour :

— Tu es mon Lasher, celui qui me vengera. Viens à moi, Lasher !

 

L'heure des Sorcières
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